La souffrance des dirigeants d'entreprise
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Introduction
Quand un salarié du Technocentre de Guyancourt (Renault) ou de France Télécom se suicide, les médias en font un fait de société… et ils ont raison. Quand un petit patron se suicide, les médias en font un fait divers… et ils ont tort. Fait de société pour les uns – les travailleurs salariés des grandes entreprises –, fait divers pour les autres – les travailleurs indépendants et les dirigeants de PME. Au nom de quoi cette différence de traitement médiatique ? Par quel mécanisme pervers, la souffrance des uns vaudrait davantage d’attention et donc de bienveillance que la souffrance des autres ? Avant d’être sociale, la souffrance n’est-elle pas d’abord humaine ? La souffrance patronale n’est pas un oxymore, mais une réalité qui s’appréhende hélas par le nombre de suicides, par le phénomène de burnout qui affecte aussi les dirigeants. L’étude BPI Le Lab (Targy et Torrès, 2015) sur La solitude des dirigeants établit un niveau de 15 % de dirigeants de PME en risque de burnout.
Pourquoi la " souffrance patronale " est-elle un impensé ?
Au-delà des médias, la loi ignore également la souffrance patronale. Tous les textes de lois et les travaux sur la question des risques psychosociaux (RPS) dans les entreprises sont orientés vers le " salarié ". Il est peu, pour ne pas dire jamais, question de la santé du dirigeant de PME. Aux termes de l’article L. 4121-1 du Code du travail, l’employeur doit " prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ". Mais qui s’occupe de celle des employeurs ? Sans employeur, il n’y a pas d’emploi. S’interroger sur la question de la santé des dirigeants est donc primordial dans notre pays qui compte 3 750 454 entreprises, dont 99,85 % sont des PME et TPE. Ces dernières représentent 47,2 % de l’emploi salarié (soit près de 7 millions de personnes en équivalent temps plein), auxquels il faut ajouter plus de 3 millions de travailleurs non salariés, ce qui porte à plus de 10 millions d’emplois dans les PME, comparés aux 4,33 millions dans les grands groupes et aux 5,64 millions dans les fonctions publiques (INSEE, 2017).
La méconnaissance de la souffrance patronale s’explique par deux raisons, essentiellement idéologiques.
1. Les analystes du travail sont sourds à la souffrance patronale à cause de l’idéologie de la domination
La souffrance au travail est un thème de plus en plus abordé en sciences sociales. L’une des références en la matière est Souffrance en France de Christophe Dejours , professeur au CNAM, qui montre par quels mécanismes le travail est aujourd'hui plus abstrait, plus invisible et plus violent. Il s’inscrit dans la continuité de Georges Friedmann, également professeur au CNAM, qui pointait les méfaits du travail en miettes, engendré par l’organisation scientifique du travail taylorien. La liste aujourd'hui des travaux qui pointent les dysfonctionnements du travail en entreprise est longue. Mais ces réflexions pèchent d’un défaut majeur à l’origine d’une grave lacune. La plupart d’entre elles s’appuient sur l’observation des grandes organisations. L’un des exemples les plus révélateurs de cette focalisation est l’ouvrage Le travail à cœur d’Yves Clot (2010). Les exemples sont Lu, la Poste, France Télécom, la SNCF, les Hôpitaux, le ministère de la Justice… soit exclusivement des grandes entreprises privées ou publiques ou de grandes administrations. Or, ces grandes entreprises ne représentent que 0,2 % des entreprises françaises dont l’écrasante majorité est composée de PME et TPE (99,84 %). Cette obnubilation induit ce que Pierre Yves Gomez (2010) appelle un ‘effet Gulliver’ que nous définissons comme un biais de représentation du monde à partir des seuls géants. Cette optique sur les seules grandes entreprises, a un effet trompeur, car en généralisant leurs propos (Dejours parle de la France, Clot parle du Travail en général), ces analyses ne portent en vérité que sur une demie-réalité, celle des 10 millions de salariés des grandes entreprises privées et de la fonction publique, excluant de fait les 10 autres millions de travailleurs en PME. En généralisant leurs propos, les analystes font comme si le travail en Grande Entreprise était de même nature que celui des PME. Ils font fi de la spécificité de gestion des PME et de quarante ans de recherche dans ce domaine, ils confondent la bureaucratie avec l’adhocratie, Renault avec l’artisan du coin, La poste avec la start-up dans son incubateur, Danone avec le viticulteur dans son terroir.
Cette méprise induit un autre biais : l’occultation de la souffrance des petits patrons. En ne s’intéressant qu’à la souffrance des salariés des grands groupes, les spécialistes du travail, et en particulier ceux du courant de la souffrance au travail, induisent un biais idéologique qui laisse supposer, souvent de manière explicite, que la hiérarchie, et par voie de conséquence le patron, est le bourreau ou celui qui est à l’origine de cette souffrance. Appréhendé dans un contexte où la souffrance résulte d’effets de domination, les fameuses " injonctions paradoxales ", le patron dominant, ne peut donc souffrir. La souffrance patronale est inaudible, car les " souffrologues " sont sourds à cette population, qu’ils tendent plutôt à diaboliser.
2. Les patrons sont muets quant à leur propre souffrance à cause de l’idéologie du leadership
La seconde raison provient des dirigeants de PME eux-mêmes, qui taisent généralement leurs propres souffrances. " Je n’ai pas le temps d’être malade ", " je n’ai pas le droit d’être malade ", " je ne tombe malade que quand je suis en vacances ", sont des phrases que l’on entend régulièrement quand on côtoie la réalité du monde patronal. Les chefs d’entreprise seraient-ils en dehors des lois de la biologie ?
Certainement pas si l’on en juge aux travaux de Sauze et al. (2011). Des présupposés ont longtemps eu cours au sein du RSI, sur le thème : " Les indépendants n’ont pas le temps d’être malades, parce qu’ils travaillent plus que les salariés. " En effet, des études ont montré que les artisans et les commerçants se ressentaient comme moins malades que le reste de la population (Allonier et al., 2006) et avaient moins recours aux arrêts de travail pour maladie (Ha-Vinh et al., 2009). Les résultats d’une autre étude ont tendance à montrer le contraire et la surmorbidité globale au RSI par rapport au Régime général pour une bonne partie des pathologies graves représentées par les ALD30 peut surprendre (Sauze et al., 2011 : 6). On peut ici faire l’hypothèse que les dirigeants de PME qui vont moins voir le médecin et qui sont moins préventifs sont aussi vraisemblablement ceux dont les diagnostics sont plus sévères parce que trop tardifs. L’un des auteurs de ce chapitre se souvient de l’anecdote d’un oncologue lors d’une conférence à Périgueux, qui relatait l’exemple d’un artisan qui venant d’apprendre qu’il devait subir de toute urgence une opération, rechigner à trouver une date dans les quinze prochains jours au motif qu’il avait des rendez-vous avec ses clients. Le travail exerce une telle pression qu’il génère une très forte emprise psychique. Pluchart (2001) montre par ailleurs que la pression du temps chez les nouveaux entrepreneurs peut entraîner des tensions intra-psychiques. Dans leur enquête sur les conditions de travail des non-salariés, Algava et Vink (2009) concluent " à une emprise du travail dix fois plus fréquente pour les non-salariés que pour les salariés ". Ainsi, ils sont 45,1 % à déclarer travailler plus de 50 heures par semaine lorsque les salariés ne sont que 3,4 %, et 57,1 % travaillent 6 jours sur 7 en comparaison de 7,7 % pour les salariés. Ils sont également trois fois plus nombreux à travailler le dimanche de sorte que la très forte emprise du travail (au moins trois des critères ci dessus) correspond à 38,9 % des indépendants, ce score tombant à 3,8 % pour les salariés.
Là aussi, l’idéologie, cette fois-ci du leadership, contribue à faire du patron-dirigeant un créateur qui impulse la croissance et génère de l’emploi, qui ose les remises en cause et innove pour changer le monde. L’entrepreneur est célébré comme un superhéros de l’économie moderne dont de nombreuses success-stories relatent en permanence les exploits (1). Dans ces conditions, le dirigeant leader se transmute en une figure idéalisée, celle de l’entrepreneur héroïque schumpétérien. Les patrons s’enferment ainsi dans une image narcissique qui les survalorise. Parler dans ces conditions de ses propres souffrances serait dissonant. Du coup, ils se taisent. Le mutisme des patrons concernant leur propre souffrance n’a d’égal que la surdité de la société à l’égard de cette question. Ce dialogue entre sourds et muets a fini par produire une immense zone aveugle.
3. L’occultation du burnout patronal amplifie un risque de grande ampleur
Bloqué dans un déni d’une souffrance patronale pourtant réelle, le dirigeant s’enferme dans une forme de solitude. Seuls face à des décisions importantes pour l’entreprise, la solitude devient pathogène lorsqu'elle est subie. Nous pouvons même parler d’isolement du chef d’entreprise. Dans une étude menée par la BPI Le Lab (2015) sur la solitude des dirigeants, des chefs d’entreprise témoignent de cet isolement : " Les collaborateurs peuvent tout se dire entre eux. Ils parlent entre eux de leurs problèmes. Moi je ne peux pas tout leur dire même si j’aimerai ". Cela est d’autant plus fort lorsque l’entreprise va mal. Il est difficile de trouver le bon interlocuteur. À qui se confier ? Avouer ses faiblesses ou celles de son entreprise peut avoir des répercussions immédiates sur l’avenir de l’entreprise. Le dirigeant peut ainsi s’isoler de plus en plus de ses lieux de ressources tels que son réseau, sa famille, son bureau… L’erreur faite par les dirigeants dans des situations de plus en plus complexes est de penser qu’ils doivent trouver les solutions seuls. Or, lorsque ce sentiment de responsabilité se transforme en culpabilité, l’isolement s’amplifie et l’engrenage du devoir qu’ils se donnent, peuvent les amener à l’épuisement professionnel ou le burnout.
Si la plupart des études menées sur le burnout sont réalisées sous l’angle du salariat et du lien de subordination, l’énumération de facteurs de risques tels que le faible contrôle sur son travail, les conflits de valeur, les demandes contradictoires, le manque de clarté dans les objectifs et/ou les moyens, pourrait laisser penser que l’entrepreneur, en raison de sa fonction de leader au sein de l’entreprise, est ainsi protégé du burnout. Or, Ben Tahar et Rossi (2012) ont montré que le burnout " peut affecter toutes les personnes, dans n’importe quel contexte personnel et professionnel ". Et du fait de leur fonction, leur implication, leur ténacité, les entrepreneurs n’échappent pas à ce syndrome. L’étude de Bpifrance (Targy et Torrès, 2015) est la seule à ce jour à présenter des chiffres sur le risque de burnout des dirigeants ayant porté sur un échantillon représentatif. Elle avance ainsi la statistique de 15,2 % de la population.
Mais finalement, qu’est-ce que le burnout ? De manière simplifiée, l’épuisement professionnel survient à la suite d’un stress chronique qui ne permet plus au cerveau et au corps de se recharger. La question du stress est très importante dans le monde entrepreneurial, le stress est un facteur pathogène auquel les dirigeants sont fortement confrontés. Un dirigeant sur deux déclare avoir des journées assez stressantes, voire extrêmement stressantes. Il n’est néanmoins pas rare d’entendre que le stress est leur moteur, qu’ils aiment le stress, voire qu’ils ont besoin de ce stress pour être plus performants. Or, il n’existe pas de bon et de mauvais stress. La vraie théorie du stress parle d’un stress choisi et d’un stress subi (Challenge and Hindrance Stress Theory ; LePine et al., 2004). Dans le premier cas, il génère de la satisfaction au travail alors que dans le stress subi, il détruit la satisfaction au travail. Mais dans les deux cas, le stress reste néfaste pour la santé. Heureusement, il a été montré que la plupart des dirigeants sont plus souvent confrontés au stress choisi que subi. Ce qui permet à la plupart d’entre eux de conserver la sensation d’énergie et d’optimisme qui leur permettent de tenir. Néanmoins, les réactions aux stress restent coûteuses en termes d’énergie physique, psychique, accompagnée de manifestations physiologiques inhabituelles et gênantes. De plus, si elles sont trop prolongées ou répétées de façon régulière et à intervalles courts, elles épuisent les réserves de l’organisme et peuvent déboucher sur de l’épuisement
Ainsi, derrière l’idéologie du leadership, il y a des hommes et des femmes enfermés dans un déni, où la souffrance se conscientise souvent trop tard, lorsque le corps n’en peut plus, on parle alors d’épuisement. L’épuisement professionnel du dirigeant ou le burnout patronal va présenter des spécificités à la fois dans ses manifestations et dans ses conséquences. Les études menées par l’observatoire Amarok ont montré que les déterminants du burnout chez les indépendants sont spécifiques à la fonction. C’est le sentiment de déception qui va être le premier déterminant du burnout chez les chefs d’entreprise. Ces derniers consacrent beaucoup de temps et d’énergie à leur entreprise. En moyenne, ils travaillent en moyenne pas moins de 50 à 55 heures par semaine et parfois 6 jours sur 7. Ainsi, cet engagement total les amène à attendre beaucoup de leurs collaborateurs, souvent trop. Ils s’exposent ainsi à un fort risque de déception, définie comme l’écart entre les attentes et la réalité. Le second déterminant est la lassitude. Ce risque de lassitude est amplifié dans les PME et TPE, où le dirigeant est la personne clé au centre de tous les enjeux. Il s’expose de ce fait à de nombreux stresseurs de natures diverses (surcharge de travail, problèmes de trésorerie, la perte d’un client…). En début de carrière, les problèmes du quotidien semblent tous différents et sont vécus comme autant de challenges à relever, mais au bout de quelques années, ils finissent par user nerveusement et physiquement. Cette accumulation de stresseurs, même lorsqu'il s’agit de petites contrariétés, finit par user les organismes les plus robustes et par émousser les meilleures volontés. Le troisième déterminant est le couple sommeil/fatigue. Les dirigeants dorment moins longtemps et moins bien que la moyenne de la population française. Ils dorment moins d’heures pour travailler plus, et moins bien, car ils sont exposés à des stresseurs insomniaques (les problèmes de trésorerie par exemple). Cette mauvaise qualité de sommeil induit un état de somnolence et une fatigue chronique qui augmentent également le risque de burnout.
Mais alors quelles conséquences ? Il a été démontré que " le capital santé du dirigeant est le premier actif immatériel d’une PME " (Torrès, 2012). Ainsi, si le dirigeant d’une PME a un problème de santé important, le risque de dépôt de bilan est quasi assuré. Sachant que le dépôt de bilan est l’événement stresseur le plus intense dans le monde entrepreneurial (Lechat et Torrès, 2016), il est primordial de s’interroger, de s’inquiéter et de prévenir la souffrance patronale voire d’accompagner le dirigeant en souffrance aiguë. La santé du dirigeant devient ainsi un enjeu à bien des niveaux : humain, économique et sociétal.
4. Le suicide et le risque suicidaire chez les dirigeants de PME : premiers chiffres
La souffrance patronale est donc une réalité et la nier serait une faute morale. Ne serait-ce qu’en matière de santé au travail, on dispose de très peu de statistiques sur la santé des travailleurs non salariés. Quand les épidémiologistes s’intéressent aux catégories socio-professionnelles, les travailleurs salariés jouissent de distinctions fines (ouvriers non qualifiés, ouvriers qualifiés, employés, cadres et cadres supérieurs), tandis que les travailleurs non salariés (TNS) sont tous regroupés dans une seule et même catégorie (artisans, commerçants, professions libérales et chefs d’entreprise). Les spécialistes de santé publique objectent qu’il s’agit d’un problème de taille d’échantillonnage, car les TNS ne sont que 3 millions comparés aux 20 millions de salariés. Certes, mais il n’empêche que l’on globalise des travailleurs dont les conditions de travail n’ont rien à voir entre elles : un tailleur de pierre ne vit pas dans les mêmes conditions qu’un notaire, un boulanger ne mène pas la même vie qu’un industriel… Si elles demeurent la plupart du temps absentes, quand elles existent, les statistiques de la santé patronale sont mal dégrossies.
En outre, malgré leur rôle clé en termes de créations d’entreprises, d’emplois et de richesses, les entrepreneurs sont exclus des considérations sur la santé au travail. Si les salariés font l’objet d’un suivi tous les deux ans et sont au cœur de grandes études d’intérêt général comme SUMER, SAMOTRACE ou EVREST, il n’existe rien d’équivalent pour les indépendants. Dénaturée par les statistiques de santé publique, occultée par les dispositifs de santé au travail, la souffrance des entrepreneurs n’en est pas moins réelle, comme en attestent les faits divers qui régulièrement relatent des cas de suicide de petits patrons. Le suicide patronal est hélas une réalité en France (Bah et Gaillon, 2016 ; Binnié et al., 2018) comme à l’étranger (Bortolussi, 2012). Peu de chiffres existent. Dans le cadre d’une recherche menée par l’Observatoire Amarok avec la CPME et Harmonie Mutuelle, nous avons établi les chiffres suivants auprès d’un échantillon de 360 dirigeants de PME :
Tableau 12.1 – Questionnaire MINI [Mini International Neuropsychiatric Interview – partie C sur le risque suicidaire (2)] auprès de 360 dirigeants en France (collecte des données du 15/10/18 au 11/01/19)
Les chiffres sont édifiants. Sur une population de 360 dirigeants de PME, 2,78 % déclarent avoir pensé à se suicider au cours du mois écoulé. Ici, il ne s’agit que de pensée. Mais plus inquiétant encore est que 3,89 % ont déjà fait une tentative de suicide au cours de leur vie. Enfin, près d’un cinquième de l’effectif témoigne avoir été confronté au suicide d’un autre chef d’entreprise.
Le suicide est insondable. Que se passe-t-il lorsque l’entrepreneur se retrouve face à une situation qui manifestement ne correspond plus à ce qu’il a prévu ? Pire, qu’advient-il lorsque l’entrepreneur commence à avoir la conviction qu’il ne maîtrise plus rien ? Cet individu sombrera vite dans une profonde détresse ayant tous les aspects de la dépression, avec des répercussions dans tous les domaines de son activité (Dubois, 1987 : 11). C’est la raison pour laquelle il faut étudier le risque suicidaire dans le contexte entrepreneurial. C’est une face cachée de l’entrepreneuriat, voire même refoulée, car la société qui prône l’esprit d’entreprise s’accommoderait mal de ce type d’événement dramatique. L’entrepreneur, dans la littérature, est tout sauf une personne en proie à la détresse. Pourtant nous savons que l’entrepreneur éprouve parfois le sentiment d’impuissance face à certains échecs répétés ou face aux banquiers. Ce sentiment n’est-il pas plus déstabilisant, car justement inapproprié à la fonction telle que la société se la représente et incongru à la personnalité de l’entrepreneur-dirigeant
En outre, le sentiment d’impuissance peut survenir de manière extrêmement brutale et rapide à la suite de déconvenues qui surviennent soit en période de crise macro-économique, soit à la suite de difficultés imprévisibles comme la perte d’un gros client ou l’effet d’un impayé conséquent. Dans ces cas, la situation d’impuissance est si soudaine qu’il n’y a aucun processus d’acquisition et donc d’accoutumance qui permettrait à l’esprit de l’entrepreneur de se préparer. Il faudrait parler " d’impuissance soudaine " et c’est précisément le caractère soudain et parfois massif qui fait passer l’entrepreneur d’une situation de maîtrise de son destin à celui d’une impuissance à laquelle il n’a jamais été préparé psychiquement. Dans ces cas, le sentiment d‘impuissance peut devenir ravageur et occasionner des états dépressifs pouvant aller jusqu'au suicide. C’est le cas de cet entrepreneur breton qui se suicide avec sa femme et ses deux enfants dans une chambre d’hôtel à Bordeaux en août 2013 à la suite d’un incendie de son magasin et des appartements avoisinants. " Le commerçant aurait involontairement provoqué le sinistre en éteignant mal une cigarette. Les assurances refusant de couvrir cet incendie, cet épisode apparaît comme le point de départ de difficultés financières insurmontables. " Ce sentiment d’impuissance résulte souvent d’une situation où la latitude décisionnelle est faible. Le dirigeant de PME, habitué à maîtriser son destin et à prendre ses propres décisions, peut perdre totalement son sang-froid lorsqu'il se trouve confronté à des situations non maîtrisables et qui mettent en jeu la survie de son entreprise.
D'autres exemples ont défrayé la chronique. Le grand chef Bernard Loiseau s’est donné la mort à la suite de la peur de perdre une étoile au Guide Michelin. Jallatte s’est suicidé à la suite de la délocalisation du groupe italien auquel il avait quelques années auparavant revendu l’entreprise qu’il avait créée et qui s’était pourtant engagé à préserver les emplois dans le village de Saint-Hippolyte-du-Fort. Évoquons enfin le cas de Gamelin qui s’est asphyxié en regrettant dans une lettre adressée à ses salariés de ne pas avoir réussi à redresser son entreprise. Ce suicide serait resté un fait divers si la fille du patron n’avait eu l’idée de lancer un appel à la solidarité nationale pour renflouer l’entreprise. Les réseaux sociaux Facebook, Viadeo, etc. ont fourni la résonance nécessaire pour en faire un fait de société. Notre propre tribune (Torrès, 2009 dans le Monde) sur l’inaudible souffrance patronale en est une illustration parmi d’autres. Mais ces exemples sont rares. La couverture médiatique du suicide patronal est faible et généralement se limite au fait divers. Pourtant, nous considérons que chaque année, plusieurs centaines de chefs d’entreprise se suicident sans que l’opinion le sache vraiment. Le seul pays au monde produisant des statistiques régulières est le Japon où le professeur Ogyu nous apprend que 3 000 chefs d’entreprise se donnent la mort annuellement, soit environ 8 par jour. Les seules statistiques disponibles en France concernent les agriculteurs dont le puissant ministère de l’Agriculture a permis de dresser quelques statistiques sur me nombre de suicides, soit 400. Mais concernant les autres catégories de TNS (travailleurs non salariés, à savoir les agriculteurs, les artisans, les commerçants, les professions libérales et de manière générale les chefs d’entreprise), le secrétariat d’État aux PME n’a, semble-t-il, jamais envisagé un tel recensement. Les agriculteurs exploitants présentent classiquement un risque de décès par suicide parmi les plus élevés (Boxer, 1995). Sur les données françaises, leur risque serait trois fois plus élevé que celui des cadres (Cohidon et al., 2010). En revanche, et bien que peu d’informations soient habituellement disponibles concernant les autres catégories d’indépendants, il semble que ces dernières ne présentent pas d’excès de risque suicidaire par rapport aux populations de salariés (Cohidon et al., 2010). Selon Rey (2011), " pour la tranche d’âge des 25-59 ans, le taux de mortalité standardisé par suicide est 4 fois plus élevé pour les agriculteurs exploitants et ouvriers comparé aux cadres et professions intellectuelles supérieures. Le taux de mortalité standardisé des professions libérales et indépendantes se situe à un niveau intermédiaire ".
Tableau 12.2 – Taux de mortalité par suicide selon les professions et catégories socioprofessionnelles (CSP) chez les hommes de 25 à 59 ans (année 2006, France métropolitaine)
Catégorie professionnelle
25-59* ans
Agriculteurs exploitants
31,8
Artisans, commerçants, chefs d’entreprise
18,0
Cadres, professions intellectuelles supérieures
7,9
Professions intermédiaires
13,7
Employés
25,0
Ouvriers
28,4
Ensemble
19,5
* Taux standardisés/100 000 (Population de référence : France métropolitaine au RP1990).
Conclusion : prévenir la souffrance patronale
Notre société a besoin d’entrepreneurs. Poursuivre dans la voie d’une politique proactive en faveur de l’entrepreneuriat nous semble une bonne chose. Mais si les travailleurs non salariés sont les fantassins de la guerre économique, qui a pensé à l’infirmerie quand il y a de la casse ? Quels sont aujourd'hui les dispositifs de solidarité organique qui permettent de sécuriser les parcours entrepreneuriaux ? Soyons clair, ils sont aujourd'hui quasiment inexistants.
Le monde associatif a déjà engagé des expérimentations innovantes comme SOS Entrepreneur (Bruno Delcampe et René Salmon), 60 000 Rebonds (Philippe Rambeau et Guillaume Mulliez), Re-Créer (Christian De Baecque et Yves Lelièvre), Second Souffle (Dimitri Pivot) et l’Observatoire Amarok. Ces associations, regroupées au sein du Portail du Rebond (https://portaildurebond.eu), œuvrent chaque jour dans le sens d’une plus grande solidarité en faveur des entrepreneurs. Elles permettent à de nombreux chefs d’entreprise, soit d’éviter le dépôt de bilan et ainsi de préserver des emplois déjà existants, soit de rebondir efficacement après un échec. Le rebond est ici une condition du salut entrepreneurial, où l’échec n’est plus vu comme le contraire de la réussite, mais comme son brouillon. Parmi ces associations reconnues d’intérêt général, celle qui se préoccupe le plus de prévenir le risque suicidaire est sans aucun doute APESA. Cette structure d’aide psychologique pour les entrepreneurs en souffrance aiguë (la charte APESA) est née au sein du Tribunal de Saintes en 2013, sous l’impulsion du greffier Marc Binnié et du psychologue Jean-Luc Douillard et sous la présidence de Roland Tevels (Baujet et al., 2016). APESA ne fait pas que prévenir les risques du suicide patronal, elle initie une dynamique sans précédent au sein des tribunaux de commerce et peut-être au-delà de cette juridiction, pour appréhender le justiciable autrement que comme " un simple invariant ", pour reprendre l’expression de Marc Binnié, président d’APESA France.
Ces initiatives, dont on notera qu’elles émanent toutes du feu sacré de l’élan associatif, impulsent une autre vision du monde économique, celle d’une société mature qui a enfin compris qu’elle se doit de mieux protéger ceux qui la font vivre.
Présentation des auteurs
Olivier Torres, fondateur d’Amarok, le premier observatoire de la santé des dirigeants de PME et des entrepreneurs. Normalien et agrégé d’économie, il est professeur de management à l’Université de Montpellier 1 et à Montpellier Business School, titulaire de la chaire santé des entrepreneurs (LABEX Entreprendre). Olivier Torrès est l’auteur de « La santé du dirigeant » (De Boeck, 2012)
Charlotte Moysan, Doctorante en Sc de Gestion, Universite De Montpellier - MRM - labex Entreprendre -Chaire de la Santé des dirigeants de PME, Observatoire AMAROK, ASCOVAE
Ce chapitre est tiré du livre La transformation des entreprises - Les métiers du chiffre, du droit et du conseil à l'ère phygitale sous la direction de Jean-Jacques Pluchart , Diplômé de Sciences Po et de l’IHFI, docteur d’État en économie et habilité à diriger des recherches en gestion, il est professeur émérite à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Il a exercé pendant vingt ans des fonctions financières au sein du groupe Total et présidé une de ses filiales. Auteur ou coauteur de 36 ouvrages, de 26 études de cas et d’environ 150 articles et communications académiques et professionnelles. Son livre sur l’ingénierie financière de projet a reçu le prix spécial Turgot 2000. Administrateur du Cercle Turgot et vice-président de l’Association des anciens élèves de l’Institut de Haute Finance.
Notes de bas de page
(2) Les auteurs tiennent à remercier M. Jean-Luc Douillard, psychologue pour les conseils concernant le choix de cet instrument de mesure.
Bibliographie
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